Qu’est-ce que la réglementation légale?
La « réglementation légale » fait référence aux politiques et aux pratiques qui abolissent toute sanction pénale pour l’achat, la possession, la consommation et, dans certains cas, la distribution de drogues (légalisation).1 À leur place, on établit des mécanismes d’acquisition de drogues de qualité médicale auprès d’un producteur agréé (réglementation).1 Ces drogues sont scellées, emballées et stockées selon des procédures rigoureuses de contrôle de la qualité comparables à celles exigées par la loi pour tous les biens de consommation réglementés par le gouvernement. Il existe de nombreux cadres possibles de mise en œuvre pour la réglementation légale. Le modèle idéal est matière à débat et pourrait être spécifique au contexte, mais chaque variante en partage les principes suivants :
- Promouvoir la santé publique et réduire les méfaits
- Protéger les populations vulnérables, y compris les jeunes
- Appuyer les droits de la personne
- Promouvoir la justice sociale
- Appuyer la démocratie participative2
Le plaidoyer pour une approche de réglementation légale se fonde sur les philosophies et l’éthique de la réduction des méfaits. Il s’agit d’un mouvement de justice sociale qui vise à réduire non seulement les risques de la consommation de drogues, mais aussi ceux qui résultent des politiques, qu’elles soient liées aux drogues ou non. Les initiatives en ce sens donnent la priorité à la dignité et à l’autonomie de toutes les personnes qui utilisent des drogues (PUD), tout en améliorant stratégiquement les connaissances, les compétences et les ressources par le biais de l’action directe, de l’entraide et du soutien entre pair-es.3 Dans cette perspective, la consommation de drogues est un comportement moralement neutre qui devrait être aussi sûr que possible, qu’il s’agisse de consommation médicale, récréative, compulsive ou d’une combinaison des trois.
On trouve des exemples de réglementation légale partout. Actuellement, l’alcool, le tabac, le cannabis (au Canada), les stupéfiants délivrés sur ordonnance, les médicaments en vente libre, les médicaments psychiatriques, les médicaments prescrits par exemple pour le trouble de déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH), les compléments alimentaires et les vitamines – qui sont tous et toutes des drogues – sont légalisés et réglementés. Les décès dus à ces substances sont rares, non pas parce qu’elles sont intrinsèquement plus sûres que les drogues actuellement illégales, mais parce que les consommateur(-trice)s savent précisément ce qu’ils/elles consomment et en quelle quantité. L’usage modéré de ces substances est également normalisé : les consommateur(-trice)s peuvent révéler leur consommation sans craindre de répercussions pénales, et le fait de parler ouvertement de sa consommation n’est pas autant associé à la discrimination et à la perte de statut. Certaines personnes développent des relations problématiques avec une ou plusieurs drogues légales (ou avec des comportements non illégaux), mais le fait d’accéder à un soutien ne les expose pas à une arrestation, une incarcération ou une surveillance par la justice pénale. La réglementation légale est donc une approche pragmatique et humaine ancrée dans les principes de la santé publique et des droits de la personne.
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Données probantes pour la réglementation légale : distinctions entre la décriminalisation et la réglementation légale
La réglementation légale n’est pas synonyme de décriminalisation. Toutes deux présentent des avantages, mais sont distinctes dans leurs prémisses, leurs voies de mise en œuvre et leurs résultats. Voici des exemples de résultats variables :
1. Toxicité des drogues et décès
En l’absence d’un approvisionnement réglementé en drogues, celles achetées sur le marché illégal demeurent contaminées par un ou plusieurs additifs toxiques. Leur puissance et leur profil pharmacologique sont aléatoires. Les taux actuels de surdoses et de décès accidentels, y compris chez les utilisateur(-trice)s à titre récréatif, en sont le reflet : en Colombie-Britannique, le fentanyl de rue est en cause depuis 2016 dans des décès liés à des drogues. Bien que les décès liés à la toxicité des drogues illicites aient suivi une tendance à la baisse entre 2016 et 2019, la situation a changé en 2020, lorsque les restrictions liées à la pandémie de COVID-19 ont débuté.4 Depuis, on a constaté une forte augmentation de la variance des concentrations de fentanyl et de carfentanyl trouvées dans l’approvisionnement en drogues illicites.5 De plus, l’émergence des benzodiazépines synthétiques rend la détection et la réversion des surdoses plus difficiles. Selon le BC Coroners Service, des benzodiazépines ont été détectées dans près de 60 % des cas de décès par surdose soupçonnée en mai 2021, soit quatre fois plus que le pourcentage rapporté dix mois auparavant, en juillet 2020 (15 %).6 Les surdoses de ce type peuvent résister à l’effet de la naloxone. Enfin, alors que les surdoses et les décès étaient autrefois plus fréquents chez les personnes consommant des opioïdes, à présent les personnes qui consomment tout type de drogues du marché noir, y compris la cocaïne, la méthamphétamine et d’autres stimulants, risquent maintenant d’être en possession de drogues contaminées et d’en mourir.4 En 2021, le BC Coroners Service a continuellement enregistré des taux de décès record, y compris dans les régions où une décriminalisation « de facto » (informelle) est en vigueur.7
Nous ne disposerons pas de données complètes sur les effets de la réglementation légale tant que ce modèle n’aura pas été adopté. Toutefois, les résultats d’initiatives préliminaires ou connexes sont prometteurs. Par exemple, le traitement par agonistes opioïdes injectables (TAOi), bien qu’il s’agisse d’une thérapie de substitution et non à proprement parler d’un approvisionnement sûr, est associé à une réduction spectaculaire des taux de surdose et de décès.8 Un exemple plus direct : la Providence Crosstown Clinic de Vancouver prescrit de la diacétylmorphine (héroïne) de qualité médicale et l’analgésique hydromorphone à 140 client-es, pour consommation sur place. Aucun décès n’a été documenté – et cela est également vrai pour les 11 client-es à qui l’on a prescrit de l’héroïne à emporter pendant la pandémie de COVID-19.9 Jusqu’à présent, la meilleure démonstration de l’efficacité de la réglementation légale vient du modèle du Fulfillment Club and Compassion Club du Drug User Liberation Front (DULF). Depuis le printemps 2020, le DULF, en collaboration avec le Vancouver Area Network of Drug Users (VANDU), acquiert des drogues de la rue (crack, héroïne et méthamphétamine) sur les marchés du darknet (c.-à-d. en ligne), en teste le contenu et retourne les drogues sur le marché de la rue dans des emballages scellés et clairement étiquetés.10 Aucun décès n’est survenu à cause de cette opération et nous pouvons extrapoler que la production de drogues de qualité médicale avec des dosages exacts réduirait les taux de surdoses et de décès, en particulier si elle est associée à de solides initiatives de réduction de la pauvreté et à du soutien social pour les utilisateur(-trice)s qui sont marginalisé-es de multiples façons.
Le Gouvernement de la C.-B. a considéré que la prohibition fait interférence aux efforts pour développer un corpus de données probantes claires à l’appui de la réglementation. Il modernise progressivement son approche. Par exemple, une « directive politique » de juillet 2021, publiée conjointement par le ministère de la Santé mentale et des Dépendances et le ministère de la Santé de la province, demande aux autorités sanitaires régionales d’élargir l’offre de produits sûrs prescrits, par le biais d’un modèle de mise en œuvre progressive. La directive appuie un cadre favorable à la fourniture de solutions de rechange de qualité pharmaceutique aux drogues illicites, tout en notant que le suivi et l’évaluation des résultats sont des aspects cruciaux du processus de collecte de données. Cela pourrait conduire à terme à des politiques plus libérales en matière de drogues.
2. Rôle de l’application de la loi
Dans le cadre de la décriminalisation, la possession, la consommation, la production et la distribution de drogues sont légalement interdites même si les sanctions pénales pour ces activités ne sont pas appliquées. La police peut toujours arrêter et fouiller les personnes qu’elle soupçonne de posséder des drogues et elle est autorisée à confisquer les drogues et le matériel nécessaire à leur consommation. Le maintien de l’ordre « discrétionnaire », qui permet aux forces de police d’intervenir auprès de citoyen-nes sur la base de soupçons d’activité criminelle, exacerbe l’inégalité des résultats selon la classe, la race, le sexe et le handicap.11 Les personnes qui consomment ouvertement des drogues (p. ex., les personnes de populations sans logement) sont plus susceptibles de rencontrer la police, tandis que des données indiquent que les groupes racisés sont ciblés de manière disproportionnée pour des « vérifications dans la rue ».12,13 Cela encourage la consommation en secret, décourage les consommateur(-trice)s d’accéder à des sites de consommation sûrs et peut favoriser les crimes d’acquisition pour remplacer les drogues qui ont été saisies.14 Dans une étude dans des quartiers urbains, une plus grande activité policière a été positivement associée à des taux plus élevés de mortalité par surdose de drogues.15 À plus grande échelle, des ressources publiques substantielles sont consacrées à l’application de la loi. Les budgets de la police ne sont pas réduits dans le cadre de la décriminalisation et la police est toujours mandatée de perturber la chaîne d’approvisionnement du mieux qu’elle le peut. Les drogues illégales ou les additifs peuvent être saisis dans la rue ou lors de tentatives d’importation, ce qui peut, paradoxalement, augmenter la concentration des drogues du marché illégal.16 Les saisies de grandes quantités de drogues ne réduisent pas les taux de consommation, mais elles augmentent le coût et la dangerosité de la consommation de drogues,17 déstabilisent des économies du Sud18 et criminalisent les vendeur(-euse)s de drogues de niveau intermédiaire qui n’ont que peu ou pas d’alternatives à la vente de drogues.19
Cela dit, les effets de l’application de la loi changent dans le cadre de la décriminalisation. Au Portugal, où la décriminalisation partielle est une politique nationale depuis 2001, le profil de la population carcérale a changé. Avant la décriminalisation, 40 % de la population carcérale condamnée était détenue pour des infractions à la loi sur les stupéfiants et 70 % avait été condamnée pour des infractions à la loi sur les stupéfiants, mineures pour la plupart.20 En 2019, la proportion de personnes condamnées pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, dans les prisons portugaises, était tombée à 15,7 % et les priorités en matière d’application de la loi s’étaient déplacées vers le trafic plutôt que la possession simple.Ibid. Bien qu’il s’agisse d’une amélioration substantielle, cela reste problématique.
Si toutes les drogues actuellement illégales étaient légalisées et réglementées, la plupart des cas de possession, de consommation, de production et de distribution de drogues cesseraient de relever de la justice pénale. Les consommateur(-trice)s pourraient s’adonner à ces activités sans crainte de persécution, mais dans les limites établies par le gouvernement. Comme pour le cannabis et l’alcool, certaines personnes continueront à consommer des versions illicites de drogues légales. C’est le cas le plus fréquent chez celles qui n’ont pas accès au marché légal. Il est donc utile d’envisager la décriminalisation en parallèle à la réglementation légale.
3. Ampleur persistante du crime organisé transnational
Actuellement, le trafic de drogues est l’activité illégale la plus lucrative au monde. Les investissements massifs dans la « guerre contre la drogue » l’ont en fait alimenté. C’est particulièrement vrai depuis quelques années, alors que les frontières deviennent plus poreuses.21 Les résultats de la décriminalisation varieraient donc d’une région à une autre et selon la gamme de drogues et d’activités liées à la drogue qui seraient décriminalisées. Quoi qu’il en soit, sans un approvisionnement en drogues légalement disponibles pour les consommateur(-trice)s canadien-nes, la décriminalisation à elle seule ne modifierait pas fondamentalement la dynamique internationale de l’importation de drogues – les drogues doivent venir de quelque part.
La réglementation légale ne mettrait pas fin au crime organisé transnational. Il s’agit d’un problème géopolitique complexe influencé par l’impérialisme occidental, le colonialisme et la corruption politique localisée, entre autres. Cependant, une réglementation légale au Canada réduirait une grande partie de la violence, de l’instabilité et de la corruption qui se produisent à l’intérieur des frontières nationales et qui sont liées au commerce illégal des drogues. Une réglementation légale à l’échelle mondiale, même si elle n’est probablement pas imminente, aurait d’énormes répercussions sur la sécurité, les micro- et macro-économies et l’organisation sociale des populations les plus touchées par la prohibition (voir p. ex. l’Afghanistan22). Des analyses internationalistes sont donc nécessaires pour promouvoir la justice et l’équité pour tous et toutes.
- Accès au traitement de la dépendance et à d’autres services de santé
La décriminalisation élargit l’accès aux traitements de la toxicomanie et à d’autres services liés à la santé, en encourageant la franchise à propos de la consommation de drogues. Le Portugal est considéré comme un exemple de réussite dans ce domaine. Depuis l’adoption (en 2001) d’une approche sanitaire aux drogues illégales, la morbidité, la mortalité et l’incidence du VIH parmi les consommateur(-trice)s de drogues ont chuté, tandis que les taux d’inscription aux traitements ont augmenté.14 Certains services de réduction des méfaits ont également fait leur apparition, bien que les sites de consommation supervisée et la naloxone ne soient pas encore disponibles.Ibid. Cependant, le Portugal n’a décriminalisé que partiellement les drogues, et l’accent mis sur la dissuasion entraîne que l’inscription aux traitements n’est pas toujours consensuelle. Actuellement, le fait d’être trouvé en possession de drogues illégales dépassant une certaine limite (peu élevée) est criminalisé, tandis que la possession de petites quantités peut être médicalisée.23 La consommation de drogues est toujours considérée comme un signe de maladie et les utilisateur(-trice)s sont contraint-es de participer à des « comités de dissuasion » qui encouragent la « guérison », notamment en obligeant un-e utilisateur(-trice) à suivre un traitement médical. L’International Network of People Who Use Drugs (INPUD) a écrit :
« Les personnes qui consomment des drogues sont désormais obligées d’être suivies par un avocat et un travailleur social dans cette Commission pour la dissuasion de la toxicomanie. Bien que ceci ne soit pas volontaire, le non-respect de cette obligation entraîne une amende relativement faible (bien que l’impact soit nettement plus important pour les personnes démunies), semblable à une infraction administrative telle qu’une amende de stationnement. La consommation de drogues entraîne donc une sorte d’intervention, qu’elle soit punitive ou médicale; or, comme l’a fait remarquer l’organisme CASO qui défend les droits des consommateur(-trice)s de drogues, "il n’y a pas d’amendes pour les buveurs d’alcool". » [trad.]14
La réglementation légale soustrait la consommation de drogues au domaine immédiat de la médecine. Les tenant-es de cette approche tiennent compte du fait que, comme pour l’alcool, la plupart des personnes qui consomment des drogues actuellement illégales le font à titre récréatif. Cela n’est pas intrinsèquement un signe de maladie.24 Cela dit, comme pour de nombreuses substances et comportements, certaines personnes développeraient des habitudes de consommation incontrôlée même si toutes les drogues étaient légales. Les services de réduction des méfaits et les services de santé continueraient donc d’exister, en particulier parce que nombre d’entre eux constituent des points de connexion et de communauté essentiels pour les utilisateur(-trice)s qui sont marginalisé-es de multiples façons. Ils pourraient devenir plus accessibles, puisque la stigmatisation des activités légales est moins marquée que celle des activités illégales. Indirectement, l’élimination de la criminalisation, de l’expulsion de l’école, de la perte de l’emploi et du logement, et d’autres problèmes dérivés des politiques prohibitionnistes en matière de drogues n’influenceraient plus les processus décisionnels. Autrement dit, la collaboration avec le système médical, que ce soit pour s’inscrire à un traitement de la dépendance, se procurer une thérapie de substitution comme le TAOi ou recourir à d’autres formes de soins de santé, se ferait de manière plus volontaire.
5. Maintien de l’ordre social
Il existe un large corpus de données probantes associant la décriminalisation spécifique à des sites (par exemple, les sites de consommation supervisée) à une atténuation des résultats sociaux négatifs tels que les ordures associées à la drogue, les injections en public,25 la violence interpersonnelle et le désordre social en général.26 Deux décennies d’analyses robustes de l’établissement Insite (Vancouver, Colombie-Britannique) concluent que la communauté environnante a une opinion positive ou neutre de son efficacité et souhaite qu’il soit maintenu.27 La police locale n’est pas globalement antagoniste. Dans d’autres pays, la décriminalisation est associée à une diminution de la violence entre partenaires intimes ainsi que des conflits familiaux et des taux d’expulsion,28 alors qu’une « revue systématique concernant la violence sur les marchés de la drogue et l’application de la loi relative aux drogues a révélé que la perturbation des marchés de la drogue par l’application de la loi est peu susceptible de réduire la violence et peut paradoxalement l’augmenter. »29
Cependant, en l’absence de réglementation légale, les principaux moteurs du désordre social restent sans réponse. Chacun de ces facteurs se recoupe et contribue directement et indirectement à des résultats publics négatifs, tout comme la pauvreté, le racisme, le colonialisme et d’autres oppressions systémiques. On dispose de très peu de données sur les effets à court et à long terme de la réglementation légale. Il ne s’agit pas d’une solution politique unique, mais en extrapolant à partir de l’alcool et du cannabis, nous pouvons supposer que la réglementation légale atténuerait la violence et les troubles de la rue au fil du temps.
6. Coûts pour les contribuables
Un rapport canadien de 2008 a estimé que la consommation de drogues illicites entraînait un coût annuel de 1,3 milliard de dollars en soins de santé.30 Les facteurs pris en compte étaient le coût des soins médicaux à l’hôpital, le coût du transport en ambulance, le coût de l’hospitalisation et d’autres « coûts intangibles des soins de santé pour les consommateurs de drogues illicites ».Ibid. Il s’agit donc d’une estimation prudente, car l’évitement de l’hôpital en raison de la stigmatisation et de la peur de la persécution entraîne également une charge indirecte sur le système de santé. En outre, le coût monétaire des politiques en matière de drogues est distinct de celui de la consommation de drogues; celui-ci diminuerait si l’on s’attaquait au premier. Le même rapport conclut que 2 milliards de dollars sont dépensés chaque année en coûts liés à la justice (police, tribunaux et services correctionnels) et que les pertes de productivité dues aux sanctions pénales pour la consommation de drogues s’élèvent à environ 5,3 milliards de dollars par an.Ibid. En 2013, Toronto Public Health a également noté que « le coût social d’une personne dépendante des opioïdes [sic] non traitée, qui est attribué à la victimisation criminelle, à l’application de la loi, à la perte de productivité et aux coûts des soins de santé, est estimé à 45 000 $ par an. »31 Ces chiffres ont augmenté au cours des années qui ont suivi la publication de ces rapports. Il est impossible de calculer le coût total des conséquences d’envergure de la prohibition.
La décriminalisation aurait une incidence sur certains de ces coûts. Cependant, le système de santé devra toujours financer les hospitalisations, les visites aux urgences, les transports en ambulance, le temps passé chez le médecin, le traitement des personnes souffrant de troubles de l’attention et d’autres conséquences indirectes du marché non réglementé des drogues. Il est difficile de prédire comment cela changerait grâce à un cadre réglementaire légal. Nous pouvons supposer que la réduction des taux de surdoses et l’atténuation de la stigmatisation liée aux drogues réduiraient davantage la charge totale des soins de santé, pour les contribuables. En particulier si des ressources sont réorientées vers des initiatives factuelles d’éducation en matière de drogues, de services sociaux et de réduction de la pauvreté.
Comme nous l’avons signalé, la décriminalisation des drogues ne limite pas non plus de manière significative les pouvoirs de la police en matière d’application des politiques prohibitionnistes, pas plus qu’elle n’élimine le coût annuel des réponses du système judiciaire à toute consommation de drogues illégales (p. ex., les tribunaux, services correctionnels, groupes de travail sur les drogues). Cependant, la légalisation et la réglementation, bien que n’étant pas une « solution miracle » à la criminalité et à la victimisation, y contribueraient. De même, la réglementation légale influerait sur les coûts associés à la perte de productivité économique, à la pauvreté et au sans-abrisme. Elle permettrait à la fois d’éviter les conséquences en cascade de la prohibition (p. ex., l’incarcération et/ou la perte d’emploi entraînant le sans-abrisme et des coûts en soins de santé) et pourrait augmenter les ressources totales de l’État disponibles pour atténuer les problèmes sociaux. Cela pourrait se faire en réaffectant une partie des budgets locaux, provinciaux et fédéraux actuellement consacrés à la prévention et à l’application de la loi ainsi qu’en introduisant des contrôles pragmatiques de la disponibilité des drogues.
Options de politiques pour la réglementation légale
À ce jour, une collaboration internationale d’organismes de politiques sur les drogues militant pour la légalisation et la réglementation a proposé diverses façons de mettre en œuvre ces politiques. Le contenu ci-dessous porte sur les voies vers la réglementation légale au Canada; toutefois, la facilitation d’une coopération mondiale (p. ex., par l’importation à partir d’endroits où les substances se trouvent naturellement – voir p. ex. la gomme d’opium32) optimiserait les occasions d’équité et de justice dans les pays exclus des débats entourant les politiques sur les drogues en Occident. Pour ce faire, il est nécessaire de promouvoir des modifications aux politiques, aux conventions, aux lois et aux attitudes culturelles transnationales.
Leviers réglementaires qui conditionnent l’expérience des consommateur(-trice)s
La littérature scientifique identifie plusieurs leviers réglementaires qui façonnent l’expérience de « première ligne » (ou des consommateur(-trice)s) dans un marché légalement réglementé. Chaque levier a des implications pour l’accessibilité de la ou des substance(s) réglementée(s) et peut atténuer ou exacerber les risques généraux liés à la consommation de drogues. Les modèles réglementaires développés sur la base de ces leviers se distinguent par leur caractère plus ou moins restrictif. Les cinq principaux leviers identifiés par Scott Bernstein et coll. (MAPS Canada) sont :33
1) Qui a accès à la drogue
Certains produits de consommation n’ont pas de limite d’âge. Dans le cas des drogues actuellement légales (p. ex., l’alcool, le cannabis, le tabac), l’âge minimal requis au Canada est déterminé par l’âge de la majorité dans chaque province (p. ex., 18 ou 19 ans). Idéalement, cela réduit les risques pour les jeunes en leur permettant de recevoir une éducation fondée sur les faits avant de pouvoir acheter et consommer légalement. Bien que certain-es jeunes choisissent de le faire avant l’âge de la majorité, les sanctions pénales pour ce motif sont peu courantes comparativement à celles pour la consommation de drogues illégales. L’exigence d’un âge minimal, sans limites additionnelles, est l’une des options de marché réglementé parmi les moins restrictives.
À l’autre extrémité du spectre restrictif se trouve « l’approvisionnement sécuritaire médical », ce qui est l’état actuel des choses au Canada. Dans la plupart des cas, seules les personnes diagnostiquées d’un trouble lié à la consommation de substances peuvent accéder à un approvisionnement sécuritaire, ce qui crée des obstacles pour les personnes qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s’engager de manière soutenue dans le système médical et qui consomment à des fins récréatives.
2) Ce qu’il faut faire pour se procurer la drogue
Dans le marché le plus permissif, le coût est le seul obstacle à l’accès à une ou plusieurs drogue(s). Toutefois, la plupart des tenant-es de la réglementation légale appuient des contrôles comme l’obligation de fournir une preuve d’âge légal pour l’acquisition. Les possibilités de contrôles incluent, par ordre restrictif croissant, l’éducation et la formation à la consommation plus sécuritaire; l’introduction d’un système de licence; l’inscription auprès d’un organisme non gouvernemental, gouvernemental ou commercial (p. ex., un dispensaire); ou l’enrôlement dans un programme spécifique. À l’heure actuelle, pour avoir accès à un approvisionnement sécuritaire et légal, il est nécessaire d’obtenir une ordonnance d’un-e prestataire de soins de santé. Bon nombre d’ordonnances sont fournies dans le cadre de programmes de soins primaires qui prévoient des évaluations et des suivis sur une base régulière (p. ex., analyses d’urine) de même qu’un engagement obligatoire auprès des services sociaux et de santé.34 Dans ce contexte, les participant-es sont considéré-es comme des « patient-es » et généralement désigné-es comme étant atteint-es de « troubles liés à la consommation de substances ».
3) Dans quels lieux la drogue est accessible
À l’heure actuelle, les substances considérées comme comportant le risque le plus faible sont offertes dans divers établissements autorisés (p. ex., le tabac dans des stations-service, et les boissons alcoolisées dans des boutiques spécialisées, des restaurants, des cafés et certains dépanneurs). Les substances plus risquées pourraient être distribuées selon le même modèle, mais il existe des options plus restrictives, comme les pharmacies, les sites de consommation supervisée et les machines distributrices sécurisées nécessitant une identification (p. ex., biométrique) après l’inscription à un programme.
Un autre modèle, semi-restrictif, est celui des clubs compassion. Il peut s’agir de coopératives détenues et gérées par des consommateur(-trice)s, avec divers degrés de supervision gouvernementale. Les substances peuvent être commandées directement auprès d’un producteur autorisé et stockées sur place de manière sécurisée. Le risque de détournement est plus élevé dans les clubs compassion que dans un contexte de pharmacie, de SCS ou de machine distributrice, mais on pourrait l’atténuer en élargissant l’accessibilité de l’approvisionnement sécuritaire de manière à répondre aux besoins uniques de tou-te-s les consommateur(-trice)s. Il existe également des options hybrides (p. ex., l’approvisionnement sécuritaire médical en combinaison avec des clubs compassion, si l’on juge que cela est plus approprié).
4) Quelle quantité de drogue peut être obtenue
Les modèles réglementaires les moins restrictifs ne prévoient aucune limite à l’acquisition. Toutefois, la plupart des stratèges de santé publique – et certain-es consommateur(-trice)s – préconisent l’imposition d’un « plafond » à la quantité de drogues actuellement illégales que l’on pourrait se procurer par jour, par semaine ou par mois. Les limites peuvent réduire le risque de détournement, mais il est important qu’elles soient définies dans le cadre d’une collaboration réelle avec les consommateur(-trice)s. Sinon, il sera difficile d’attirer et de retenir celles et ceux qui utilisent le marché non réglementé. Ainsi, contrairement aux quantités « seuils » qui limitent la quantité de drogues qu’une personne peut posséder en vertu d’exemptions gouvernementales visant la décriminalisation, les plafonds devraient prioriser les besoins des fort-es consommateur(-trice)s qui sont les plus vulnérables aux surdoses accidentelles dans le contexte de la prohibition.
5) Dans quels lieux on peut consommer des drogues
Les modèles les plus permissifs autorisent la consommation en tous lieux. L’alcool, le tabac et le cannabis sont régis par des lois et des ordonnances locales qui autorisent une certaine consommation en public (p. ex., boire de l’alcool dans les bars ou les cafés, fumer du tabac à l’extérieur) mais l’interdisent hors des espaces désignés (p. ex., il est illégal de boire de l’alcool en dehors des espaces extérieurs autorisés et de fumer du tabac dans la plupart des espaces intérieurs). Ces lois sont contestées et peuvent être appliquées de manière inégale. La consommation de drogues actuellement illégales pourrait être réglementée de la même façon ou faire l’objet de restrictions supplémentaires, comme la consommation limitée à un lieu désigné (c.-à-d., pas de consommation hors site), y compris les pharmacies (option la plus restrictive), les sites de consommation supervisée ou des lieux autorisés semblables à des bars (option la moins restrictive). La consommation légale pourrait également impliquer la présence d’un-e facilitateur(-trice) formé-e comme un-e professionnel-le de la santé (option la plus restrictive), un-e membre du personnel non médical ou un-e pair-e (option la moins restrictive).
Enfin, il existe une autre série de considérations réglementaires plus détaillées qui comprennent des choix relatifs à la production, à la recherche du profit, au pouvoir de réglementation, à la promotion, à la prévention et au traitement, au maintien de l’ordre et à l’application de la loi, aux sanctions, aux antécédents judiciaires, aux types de produits, à la puissance, à la pureté, au prix, aux préférences quant aux licences et à la permanence.36 Compte tenu de ces choix réglementaires et d’autres, la Transform Drug Policy Foundation résume comme suit cinq modèles fondamentaux de réglementation, par ordre restrictif décroissant :
- prescription médicale;
- vente en pharmacie spécialisée;
- vente sous licence pour consommation sur place;
- vente sous licence pour consommation hors établissement (« à emporter »); et
- vente sans licence.37
Principales conclusions
Il est généralement admis que les drogues actuellement illégales ne sont pas des « produits ordinaires ». Leurs propriétés psychoactives et leur capacité à engendrer une dépendance physique les différencient des substances qui ne sont pas associées à des modes de consommation compulsive (p. ex., les médicaments contre les maux de tête). En conséquence, une légalisation responsable tient compte des risques liés à la consommation de drogues et elle cherche à les réduire par des contrôles spécifiques aux drogues. Par ailleurs, la plupart des militant-es mettent en garde contre la commercialisation et l’influence mercantile qui caractérisent le marché libre.37 Alors que la prohibition encourage les marchés criminels non réglementés, la liberté totale a des résultats similaires vu l’intérêt des producteurs et des distributeurs pour les profits. Un modèle pragmatique de la réglementation légale se situe entre ces deux extrêmes. Il sera axé sur la santé publique, optimisera les droits humains et favorisera l’équité sociale, notamment en améliorant les occasions de développement et en consultant de manière significative les personnes les plus affectées par la prohibition, à chaque étape de l’élaboration des politiques.
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- La section suivante, « Leviers réglementaires façonnant l’expérience des consommateur(-trice)s », est adaptée de : 2020. Bernstein, S. E., Amirkhani, E., Werb, D. et MacPherson, D. The Regulation Project: Tools for Engaging the Public in the Legal Regulation of Drugs. International Journal of Drug Policy, 86, 102949.
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- Voir 2021. Davidson, C. « Le gouvernement du Canada appuie l’expansion d’un projet novateur d’approvisionnement plus sécuritaire pour qu’il soit offert dans quatre villes au pays ». Communiqué de presse du Gouvernement du Canada. Accessible à : https://www.canada.ca/fr/sante-canada/nouvelles/2021/03/le-gouvernement-du-canada-appuie-lexpansion-dun-projet-novateur-dapprovisionnement-plus-securitaire-pour-quil-soit-offert-dans-quatre-villes-au-pays.html
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